Tunisie : les contours d’une réorientation diplomatique sous Kaïs Saïed

26 juillet 2025

Ishak Benhizia

Souvent perçue comme un acteur secondaire du fait de sa modeste superficie, la Tunisie occupe une position centrale au Maghreb, entourée des deux géants que sont l’Algérie et la Libye. Si elle semble aujourd’hui reléguée à l’arrière-plan, elle reste héritière d’un passé prestigieux — de Carthage à l’Ifriqiya médiévale — qui lui confère une profondeur historique et une importance géopolitique souvent sous-estimées. À la croisée des mondes arabe, africain et méditerranéen, la Tunisie continue de jouer un rôle discret mais réel dans les équilibres régionaux.

Depuis son indépendance acquise en 1956, la Tunisie a construit une tradition diplomatique solidement arrimée à l’Occident. Sous l’impulsion d’Habib Bourguiba, elle adopte un républicanisme inspiré du modèle français et privilégie un dialogue étroit avec l’ancienne puissance coloniale. Cette orientation se prolonge sous Ben Ali, dont le régime conserve une ligne pro-occidentale, malgré un tournant conservateur sur le plan intérieur. Ce lien stratégique s’illustre jusque dans les derniers jours de la présidence Ben Ali, notamment lorsqu'en janvier 2011, alors que la contestation populaire s’intensifie, la diplomatie française envisage la fourniture d’un appui sécuritaire à la police du régime.

Après la révolution, la transition démocratique engagée sous les mandats de Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi consolide l'ancrage occidental de la Tunisie et en fait un partenaire singulier dans une région dominée par l'autoritarisme politique et l'instabilité. La coopération s'accélère ainsi dans tous les secteurs, y compris militaire. Elle culmine en 2015 avec l’octroi à Tunis par Washington du statut d’allié majeur non-membre de l’OTAN.

Néanmoins, depuis l’élection de Kaïs Saïed en 2019, un tournant se dessine. Sous l’effet conjugué de considérations idéologiques et de contraintes économiques, la diplomatie tunisienne semble amorcer une redéfinition de ses priorités, actée par un rapprochement avec des puissances non-occidentales. Ce réalignement traduit une évolution notable dans l’orientation stratégique de la Tunisie, qui s’inscrit dans un contexte international en profonde mutation, marqué par une recomposition des rapports de force et l’émergence de nouveaux acteurs globaux.

Une réorientation guidée par des référents identitaires et historiques

Depuis son élection en 2019, Kaïs Saïed imprime à la diplomatie tunisienne une inflexion idéologique fondée sur des référents identitaires panarabes et souverainistes. Son discours emprunte largement à l’héritage du nationalisme arabe et à la tradition nassérienne, en affirmant avec force un soutien indéfectible à la cause palestinienne et en dénonçant les logiques néocoloniales perçues dans les relations Nord-Sud. Cette orientation réhabilite une grammaire diplomatique marginalisée par ses prédécesseurs plus modérés, centrée sur la solidarité arabe, le refus de l’ingérence et la défense de la souveraineté nationale. Elle conduit à un net rapprochement avec l’Algérie d'Abdelmadjid Tebboune, partenaire historique avec lequel la Tunisie partage des affinités culturelles, mémorielles et désormais idéologiques. À l’inverse, la normalisation opérée par le Maroc avec Israël constitue un point de rupture aux yeux des autorités tunisiennes, dans la mesure où elle est perçue comme une remise en cause des engagements historiques du monde arabe à l’égard de la cause palestinienne. Cette décision diplomatique alimente une forme de désalignement régional, où Tunis se positionne à rebours d’une logique de reconnaissance bilatérale avec Tel-Aviv. Dans ce cadre, la Tunisie maintient une posture officiellement neutre sur la question du Sahara occidental, mais cette neutralité s’estompe progressivement au profit d’une attitude plus favorable au Front Polisario. Loin d’un revirement explicite, cette évolution discrète traduit une affinité croissante avec la position algérienne, fondée sur le respect de l'autodétermination des peuples et le principe de soutien aux causes dites justes.

Dans cette dynamique, l'ouverture de Tunis vers les monarchies du Golfe — en particulier l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar — s’inscrit dans une volonté de resserrer les liens avec des puissances majeures appartenant à une même communauté de destin arabe. Ces rapprochements répondent à une logique de cohérence identitaire, dans laquelle le monde arabe constitue un cadre d’appartenance central. Si les relations avec le Qatar ont ponctuellement été affectées en raison de sa proximité avec les Frères musulmans, auxquels Kaïs Saïed s’oppose, cette divergence a été en partie compensée par le rôle influent de Doha, qui défend activement la cause palestinienne. Cette réactivation du dialogue avec les monarchies du Golfe participe ainsi d’un recentrage sur l’aire arabe comme espace privilégié de projection et de solidarité, en cohérence avec les fondements idéologiques de la diplomatie défendue par Kaïs Saïed.

Cette reconfiguration n’exclut pas intégralement la coopération avec les partenaires occidentaux, mais elle s’opère selon des lignes de fracture nouvelles. Le dialogue avec l’Union européenne se poursuit, mais se concentre désormais sur des partenaires moins interventionnistes sur les questions liées aux droits humains, et davantage à l'écoute des priorités tunisiennes. À cet égard, l’Italie, sous la direction de Giorgia Meloni, se distingue par une politique nord-africaine particulièrement active et une rhétorique qui résonne avec certaines des préoccupations exprimées par Kaïs Saïed lui-même, notamment sur les questions d’immigration. Ce dernier a à plusieurs reprises fait allusion, dans ses discours, à des thématiques proches de la théorie du « grand remplacement », en dénonçant une immigration massive menaçant l’identité arabe de la Tunisie. Cette convergence des discours permet un rapprochement pragmatique entre Tunis et Rome, dont la vision commune facilite l’élargissement de leur coopération à d’autres secteurs stratégiques.

Une recherche de soutiens alternatifs dans un contexte de crise économique et politique

Depuis la révolution de 2011, la Tunisie traverse une crise économique persistante, marquée par la montée du chômage, la dépréciation du dinar et une dette publique croissante. Cette situation, aggravée par une instabilité politique chronique, n’a pas connu d’amélioration significative malgré l’ouverture démocratique. L’arrivée de Kaïs Saïed au pouvoir, puis son virage autoritaire à partir de 2021, ont contribué à dégrader les relations avec les partenaires européens, en particulier en raison des réformes démocratiques et coupes budgétaires exigées par l’Union européenne, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Ces exigences, perçues comme autant de « diktats » contraires au principe de souveraineté, sont ouvertement rejetées par le chef de l’État.

En réaction, la diplomatie tunisienne opère un redéploiement vers des partenaires jugés moins contraignants. Bien que la France demeure le premier investisseur en Tunisie, le rapprochement avec la Chine, notamment dans le cadre de projets d’infrastructures, s’intensifie. Il a été symbolisé par la visite de Kaïs Saïed à Pékin en mai 2024, la première d’un président tunisien depuis 1991. Parallèlement, la Russie constitue un interlocuteur de plus en plus important sur le plan politique et diplomatique. Un socle de valeurs communes, fondé sur le rejet de l’unilatéralisme et une méfiance partagée à l’égard des ingérences et injonctions extérieures, alimente cette convergence. Alors que les relations bilatérales étaient jusqu’alors limitées, le Kremlin a ajouté début 2025, la Tunisie à sa liste restreinte de pays « amis ou neutres » autorisés à participer aux échanges de devises sur les marchés russes. Sans pour autant avoir officialisé sa candidature, la Tunisie a de surcroît déjà laissé entendre son intérêt pour les BRICS, considérés comme une possible alternative aux institutions de Bretton Woods. Le soutien financier accru des monarchies du Golfe et de l'Algérie voisine, contribue également à offrir des marges de manœuvre nouvelles à Tunis, en lui permettant de contourner les conditions des bailleurs occidentaux.

Ce repositionnement s’inscrit dans une vision multipolaire revendiquée par Kaïs Saïed, qui affirme la nécessité pour la Tunisie de diversifier ses alliances et de ne pas rester en marge des mutations en cours dans l’ordre international. À mesure que l’Occident apparaît en décalage avec les aspirations économiques du Sud global, ces nouvelles orientations diplomatiques constituent un moyen d'affirmer la souveraineté du pays sur la scène internationale. Cet état de fait commence à susciter des inquiétudes au sein de l’Union européenne, comme en témoigne l’appel lancé en juin 2024 par Josep Borrell (Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité jusqu'en décembre 2024), à évaluer collectivement le rapprochement de Tunis avec Pékin, Moscou et Téhéran.

Néanmoins, si les choix opérés par l'actuel président traduisent une volonté assumée de repositionner la Tunisie dans un environnement international en pleine recomposition, rien ne permet encore d’affirmer qu’il s’agit d’une orientation pérenne. Le caractère fortement personnalisé, voire autoritaire, du régime tunisien limite la profondeur institutionnelle de ce tournant, qui pourrait être remis en question en cas d’évolution des rapports de force internes. Une aggravation du mécontentement populaire ou un sursaut des forces politiques hostiles à la centralisation du pouvoir présidentiel pourraient ouvrir la voie à un retour de certaines élites plus mondialisées et francophiles, qui bien qu'affaiblies restent très implantées dans les cercles économiques et d'opposition. Ces dernières pourraient alors œuvrer à un réajustement diplomatique et recentrer la politique étrangère tunisienne sur ses standards traditionnels. Dès lors, le cap stratégique adopté demeure fragile et soumis à des dynamiques internes encore mouvantes.

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